CHAPITRE VIII

 

 

L’aube se levait sur le château de Turgoth ; Rowena venait de s’éveiller et paressait encore un peu, ne pouvant trouver le courage de repousser les draps pour affronter la fraîcheur matinale. Mais soudain un grand cri se fit entendre dans tout le château : « Le marchand de nuages ! C’est le marchand de nuages qui revient ! » On commença à descendre le pont- levis. Debout, au milieu de la cour intérieure, Rowena le regardait s’abaisser lentement. Elle se demanda un instant comment elle avait pu venir de sa chambre en cet endroit, après s’être habillée, en aussi peu de temps, mais ne trouvant pas de réponse, elle ne s’en préoccupa plus. A demi baissé, le pont-levis ne révélait qu’un coin de ciel, empli de nuages. Pourtant, au- dessus du château, il faisait beau. C’était la saison des fruits. D’ailleurs Rowena se souvenait en avoir mangé un la veille au soir, juste avant de s’endormir. Comment pouvait-il y avoir des nuages, de l’autre côté. A moins que... Rowena sursauta : bien sûr ! Elle se rappelait maintenant. Elle n’était pas au château de son père.

C’était celui de l’ogre, l’ogre qu’elle devait tuer. Sa main était toujours serrée sur la poignée de l’épée magique mais elle ne pouvait combattre ainsi, pas dans un rêve !

Le pont-levis s’abaissait toujours, dans un grincement de chaîne rouillée, et une large silhouette s’y profilait. Il fallait qu’elle se réveille, il le fallait, sinon l’ogre allait la dévorer, comme il en avait dévoré tant d’autres.

— Non ! Je ne veux pas ! hurla-t-elle, en secouant violemment la tête. NON !

Elle ouvrit les yeux et se redressa en sursaut. Elle était encore assise sur le banc où elle s’était abandonnée à la fatigue. Combien de temps avait-elle dormi ? Elle n’eût pu le dire, mais une chose était sûre : elle s’était éveillée juste à temps. Le bruit de chaîne qu’elle avait entendu dans son rêve n’était pas une illusion : le pont- levis était bel et bien en train de s’ouvrir ; l’ogre rentrait chez lui...

Rowena courut se dissimuler derrière le cadavre du dragon blanc, glissant son épée sous le grand corps sans vie, pour tenter d’en masquer la lueur.

Contrairement à ce qui s’était passé lorsqu’elle était arrivée au château, le pont-levis s’abaissa de façon progressive : le maître des lieux connaissait sans doute le moyen de ne pas manquer d’être écrasé chaque fois qu’il franchissait le seuil. Des pas lourds résonnèrent dans la grande salle : la princesse s’attendait presque à ce qu’ils fissent trembler les murs. Elle se sentit prise au piège !

— Qui est entré dans mon château ? cria une voix tonitruante.

Rowena osa à peine lever les yeux pour observer le nouvel arrivant. Johel avait un peu exagéré en le disant haut comme une montagne, mais il ne mesurait tout de même pas moins de quatre mètres. Il était massif, de la tête aux pieds ; son ventre proéminent débordait de ses chausses en bourrelets disgracieux ; dans son visage bouffi, orné de longues moustaches noires, brillaient deux petits yeux cruels.

Il portait des bottes de cuir retourné et la princesse se demanda s’il s’agissait de celles qui lui faisaient faire des enjambées gigantesques. A son côté pendait une massue, aussi grosse que le tronc d’un arbre, faite d’un bois noir ressemblant à l’ébène.

— Qui a tué mon gardien ? cria-t-il plus fort que la première fois.

L’une des tapisseries pendues aux murs se décrocha et tomba sur le sol. Rowena sentit ses mains se mettre à trembler lorsque l’ogre s’avança vers le cadavre du dragon.

— Il y a quelqu’un ici ! rugit-il. Je sens de la chair fraîche !

Chaque fois qu’elle avait trouvé cette phrase classique dans un roman, la princesse n’avait pu s’empêcher de sourire. Cette fois, pourtant, elle ne s’en sentait pas le cœur. Il lui fallait faire quelque chose, très vite, sinon l’ogre allait la découvrir et l’assommer, d’un seul coup de sa massue, qu’elle fût magique ou non.

— Qui est là ? reprit l’ogre de plus belle. Montre-toi, vermisseau !

L’épée à la main, Rowena se redressa d’un coup et recula légèrement. Elle prit l’attitude la plus noble que lui autorisaient ses mains tremblantes.

— Je suis la princesse Rowena, fille de Turgoth, roi de Fuinör ! dit-elle, craignant à chaque mot que sa voix se brisât. Depuis trop longtemps déjà vous oppressez cette contrée. Je suis venue pour mettre fin à vos agissements !

L’ogre la considéra un instant sans rien dire, comme s’il avait cherché à se persuader qu’il ne rêvait pas puis, tenant son ventre à deux mains pour en maîtriser les soubresauts, il éclata d’un rire gras.

— Une princesse ! répéta-t-il. Je vais manger une princesse au petit déjeuner !

— Taisez-vous, espèce de gros tas de graisse ! fit Rowena, piquée au vif. Je vous interdis de vous moquer de moi !

Mais l’hilarité de l’ogre ne faisait qu’augmenter. Des larmes involontaires apparurent aux coins de ses yeux et dévalèrent son visage porcin.

— Elle veut me tuer ! s’exclama-t-il. Mais ne sais-tu point que je suis immortel, petite princesse ? Aucune épée n’a jamais pu entailler ma peau !

— Celle-ci réussira ! cria Rowena, furieuse.

Sans attendre elle franchit le cadavre du dragon et, tenant l’épée devant elle, à deux mains, se précipita sur l’ogre. Celui-ci fronça les sourcils en découvrant la lumière que rayonnait l’arme. Cessant brusquement de rire il porta la main à sa ceinture pour saisir sa massue mais il était déjà trop tard : la lame s’enfonça dans son ventre jusqu’à la garde, le transperçant de part en part. La princesse échappa de justesse à un poing vengeur qui passa au-dessus de sa tête, tandis qu’elle allait de nouveau se mettre à couvert. Le visage de l’ogre était marqué par l’incompréhension. Il tenta d’arracher l’épée de son corps mais elle semblait s’y être fixée, comme un nouvel organe, le détruisant de l’intérieur. Il tomba à genoux.

— Je ne peux pas mourir..., dit-il, d’une voix encore incrédule. Les dieux l’ont dit... Je ne peux pas... Les dieux...

Poussant un long cri d’agonie, il s’effondra sur le côté et ne bougea plus.

Alors il y eut un grand fracas et les murs du château commencèrent à trembler. Prévoyant ce qui allait arriver, Rowena courut vers l’entrée et retraversa le pont-levis. Lorsqu’elle mit pied de l’autre côté de la douve, la première tour commença à s’écrouler. Un vent puissant se leva et souffla inlassablement pour chasser les nuages. Bientôt l’obscurité se fit moins profonde et le soleil bleu put à nouveau prendre la place qui était sienne, au milieu du ciel.

Tout autour du château, qui continuait de se détruire, les épineux que Rowena avait eu tant de peine à traverser se racornirent, comme si la sève avait brusquement refusé de couler en eux. De l’un des derniers nuages, un éclair fusa et y bouta le feu, entourant un instant les ruines d’un rideau flamboyant. Quelques minutes après la mort de l’ogre, il ne restait de sa puissance qu’un tas de pierres et des cendres fumantes. Tout était fini...

Epuisée nerveusement et physiquement, Rowena se laissa tomber à terre. Elle avait gagné : Lynna et ses compagnons ne seraient jamais emportés par l’ogre. Elle savait qu’elle aurait dû courir les retrouver pour le leur annoncer mais elle n’en avait plus la force ; pour l’heure elle ne désirait qu’une chose : dormir ! Dormir longtemps, trois jours et trois nuits par exemple, se réveiller pour prendre un bref repas et puis dormir encore. Ses paupières s’alourdissaient déjà lorsque la voix retentit derrière elle :

— Bravo, Rowena !

 

La princesse se retourna vivement. Allait-elle encore devoir combattre quelque nouveau monstre ? Ne lui laisserait-on pas un instant de répit ?

— N’aie pas peur ! reprit celui qui avait parlé. Je ne suis pas ton ennemi. Au contraire...

C’était un grand vieillard, à la barbe et aux cheveux blancs, vêtu d’une longue robe pareillement immaculée. Ses yeux, d’un noir absolu, étaient fixés sur Rowena qui croyait les sentir la transpercer pour lire en elle.

— Je vous reconnais, dit-elle. C’est votre visage qui était sur la pièce d’or...

— C’est vrai. Tu vois que tu n’as aucune raison de te méfier de moi. Il y a plus de dix-huit ans que j’attends le moment de te rencontrer.

Rowena eut un soupir de découragement.

— Je ne comprends pas, avoua-t-elle. Mais il y a tellement de choses que je ne comprends pas... Je commence à y être habituée. Qui êtes-vous ?

— Je te le dirai, affirma le vieillard. Je répondrai à toutes les questions que tu voudras me poser, mais pas ici. Je vais t’emmener chez moi.

La princesse secoua la tête.

— Je suis désolée, mais il m’est impossible de chevaucher pour le moment. Je risquerais de m’endormir sur ma selle.

— Il n’est pas question de chevaucher, Rowena. Allons, lève-toi ! Tu verras que ta fatigue n’est que passagère.

La main qu’il lui tendit possédait une vigueur inattendue pour un homme de son âge. Lorsqu’elle y posa la sienne, il lui sembla qu’un peu de cette vigueur passait en elle et effaçait sa lassitude, si bien qu’une fois debout, elle se sentit aussi alerte qu’au sortir d’une paisible nuit de sommeil.

— Et comment nous rendrons-nous chez vous, si nous ne devons pas chevaucher ?

— Nous y sommes déjà. Regarde autour de toi !

Les ruines avaient disparu. Ils se trouvaient désormais en plein cœur de la forêt, près de l’entrée d’une grotte, éclairée par de nombreuses torches. Non loin de là, le cheval de Rowena festoyait paisiblement, dans un buisson de céréales sauvages.

— J’ai pensé que tu ne voudrais pas l’abandonner, dit le vieil homme. Alors je l’ai emmené avec nous.

La princesse courut vers le cheval, lui entoura le cou de ses bras et posa sa joue contre le pelage brun. Elle avait conscience d’agir comme une enfant mais était trop heureuse pour vraiment s’en soucier.

— J’avais peur de ne plus te revoir, souffla-t-elle à l’animal. Tu ne m’en veux pas de t’avoir laissé, dis ?

Elle sourit de sa propre puérilité.

— Excusez-moi, dit-elle. Je dois vous sembler un peu ridicule. Il ne peut pas me comprendre.

— Non, il ne le peut pas. Pour l’instant. Mais si tu le désires, cela fait partie des choses que je pourrai t’enseigner.

— M’enseigner ? Mais qui êtes-vous donc ?

— Je suis l’enchanteur de Fuinör, dit le vieillard. Et ici c’est mon domaine : la forêt. La grande forêt, pas celle que tu as visitée dans la contrée de la folie.

— L’enchanteur... murmura Rowena. Une sorte de magicien, c’est ça ?

— Si tu veux. Tu comprendras mieux tout cela plus tard. Viens ! Je vais te faire visiter ma grotte !

Elle n’hésita pas à le suivre. Bien qu’elle fût incapable d’expliquer pourquoi, elle savait n’avoir rien à craindre de cet homme  – s’il s’agissait bien d’un homme.

La caverne était immense, creusée dans un rocher. Ses parois étaient étrangement lisses et ne portaient pas trace des coups d’un outil, comme si elles avaient été le fruit d’un phénomène naturel et non d’un travail humain.

— C’est ici que vous vivez ? demanda Rowena.

— Parfois, oui. Ça te plaît ?

La grotte comprenait plusieurs pièces, séparées par de larges galeries. L’une était une bibliothèque, renfermant un nombre extraordinaire de volumes. Une autre était emplie d’or et de bijoux de toutes sortes. Une autre encore ne contenait qu’un grand lit et quelques sièges. Plusieurs étaient entièrement vides.

— Oui, dit Rowena. Oui, ça me plaît...

— C’est ici que tu vivras, si tu acceptes d’être mon élève, dit l’enchanteur. As-tu faim ?

— Non. Enfin... Pas tellement. Je voudrais surtout comprendre.

— Comme tu voudras. Aujourd’hui je n’ai rien à te refuser : tu as gagné le droit de questionner.

De retour dans la forêt, l’enchanteur s’assit au pied d’un grand chêne et fit signe à Rowena de l’imiter.

— Alors ? interrogea-t-il. Que veux-tu savoir ?

Rowena resta muette quelques instants ; les questions se bousculaient en elle et elle ne savait laquelle poser en premier. L’enchanteur ne la pressa pas, lui laissant tout le loisir de réfléchir.

— Est-ce vous qui faisiez apparaître les livres, dans ma chambre ? demanda-t-elle enfin.

— Naturellement. Et je sais que tu en as tiré profit, sinon tu ne serais pas allée aussi loin dans la contrée de la folie.

— Et pourquoi avez-vous fait cela ? Pourquoi quelqu’un d’aussi puissant que vous a-t-il perdu son temps à s’occuper de moi ?

— Je n’ai pas perdu mon temps, dit l’enchanteur. Loin de là. J’ai de grands projets, Rowena, des projets qui dépassent tout ce que tu peux imaginer pour l’instant. Un jour, peut-être, tu seras capable de les comprendre et je te les exposerai. Pour l’heure, sache simplement qu’ils sont en accord avec tes désirs les plus profonds.

Te souviens-tu des trois tapisseries de la grande tour ?

Rowena acquiesça.

— C’était votre œuvre également ?

— Oui ! Ces trois scènes étaient fictives, bien entendu, mais il en est des dizaines, semblables, qui se déroulent chaque jour, à Fuinör. Et aucune ne trouve le dénouement heureux que, grâce à toi, celles-ci ont obtenu. C’est à cela que je désire arriver : le respect pour chaque homme, chaque femme, chaque animal même, le respect de la nature.

— Il vous faudra créer bien des bouleversements, dit Rowena.

— Bien sûr. Et c’est pour cela que j’ai besoin de ton aide. Malgré tous mes pouvoirs, bien des choses me sont impossibles. Je ne suis pas un être humain au sens où on l’entend habituellement, je pense que tu l’avais compris...

— Vous venez... d’un autre monde ? demanda timidement la princesse.

— Non, rassure-toi ! C’est Fuinör qui m’a enfanté, tout comme toi. M’aideras-tu, Rowena ?

— Pourquoi le ferais-je ? s’étonna-t-elle. Et comment ? Je suis une proscrite, désormais. Si on savait que je suis sortie de la contrée de la folie, on aurait déjà envoyé une troupe de chevaliers pour me tuer.

— Je sais cela mais ça n’a pas d’importance car tu es sous ma protection pour aussi longtemps que tu le désireras. Et tous les chevaliers du monde ne pourront te trouver si moi je l’interdis. Quant à tes deux questions, elles n’ont qu’une seule et même réponse : si tu acceptes de m’aider, je ferai de toi une sorcière, la première sorcière de Fuinör. Ainsi, en travaillant à l’accomplissement de mes desseins, tu pourras te consacrer aux tiens, regagner la place dont on t’a frustrée. Tu le désires toujours, n’est-ce pas ?

— Sorcière..., murmura Rowena. Sorcière et reine. Oh oui ! Je le désire toujours...

Le visage de l’enchanteur s’assombrit un peu.

— Tu l’obtiendras, dit-il. Mais prends garde ! Réfléchis bien avant de me donner ta réponse. La sorcellerie n’est pas une science dans laquelle on peut s’engager à la légère. Même si son but final est d’une grande beauté, les actions qu’elle peut amener parfois à accomplir le sont beaucoup moins... Certaines te sembleront même repoussantes, odieuses. Tu n’es pas la jeune vierge à la tête vide qu’aurait voulu te voir devenir ton père, mais tu conserves encore intacte toute ta pureté. Si tu t’es donnée à un homme, c’est par amour. Et si aujourd’hui, pour la première fois, tu as tué, c’était pour défendre tes amis contre un destinée horrible. Tu es pure, Rowena, mais une sorcière ne peut le rester très longtemps. Tu seras sans doute amenée à te donner à des hommes que tu n’aimeras pas. Et pour atteindre tes buts peut-être devras-tu en tuer pour lesquels tu n’auras aucune haine, simplement parce qu’ils se trouveront sur ton chemin. Et il sera vain de m’accuser ensuite de toutes ces actions : je ne ferai que mettre les outils entre tes mains, comme autrefois l’épée, le bâton, la pièce d’or et la coupe. C’est toi qui choisiras le moment et la manière de les utiliser, Rowena, toi seule. Et ton désir de vengeance est probablement l’arme qui te causera les plus terribles blessures. A cela au moins tu devrais renoncer...

Rowena avait baissé la tête. L’enchanteur avait raison, bien sûr. Elle se rappelait l’un des livres qu’elle avait lus, où il était écrit que le pardon était une victoire plus éclatante que l’assouvissement de la vengeance. Elle avait vibré à cette idée, belle au point d’en être grisante. Mais la mettre en pratique lorsque le moment venait était tout autre chose. Le visage d’Aladin était inscrit au plus profond de sa mémoire et, chaque fois qu’elle le revoyait, un flot d’amour et de haine mêlés déferlait en elle, emplissant tout son corps d’un frisson glacial. Le marchand de nuages était entré dans sa vie comme le rêve qu’elle avait toujours attendu et s’était lentement métamorphosé en cauchemar ; elle devait le chasser, arracher son souvenir et le détruire à jamais.

— Je ne peux pas renoncer, dit-elle à voix basse. Il m’a pris tout ce en quoi je croyais et tout ce que je possédais. Si je rencontre à nouveau Aladin, ce sera pour le tuer !

— Je me suis trompé, dit l’enchanteur. Tu n’es déjà plus totalement pure. Dans un sens, ce sera plus facile pour toi. Au début. Tu retrouveras Aladin, de cela je te donne ma parole, mais ce ne sera pas avant de longues années. Ton éducation commence à peine. Es-tu vraiment prête à sacrifier ta jeunesse et ta vie pour cela ?

— Je les ai déjà sacrifiées, dit Rowena, plus fermement. Il y a longtemps que j’ai pris ma décision et si vous êtes aussi puissant que vous semblez l’être, vous devez le savoir. Parlons plutôt de ce que moi, je ne sais pas. Qu’allez- vous m’enseigner ?

— Qu’il en soit fait comme tu le désires ! dit l’enchanteur. Mais auparavant je vais te demander une chose : jure-moi sur ce que tu as de plus cher que tu m’obéiras en tous points, quoi que je te demande de faire, même si tu crois que c’est inutile, même si tu crois que c’est mauvais, tant que je ne te libérerai pas de ce serment. Jure-le maintenant !

— Je le jure, dit Rowena. Sur les morceaux brisés de mon chevalier d’ébène...

— Alors en cette minute tu deviens mon élève et je deviens ton maître. Dorénavant, c’est ainsi que tu m’appelleras !

 

Le Kör était semblable au souvenir que Rowena avait de lui : un arbre pourpre et nu, dont les branches innombrables se tordaient vers le ciel, comme pour un hommage, ou une supplique. Il dépassait en hauteur et en beauté tous les autres arbres de la forêt, malgré leurs feuilles et leurs fleurs, dont il était privé. Son seul ornement était sa couleur et cette lumière qu’il diffusait, soleil pourpre de la terre, de quelque couleur que fût son frère astral. A des dizaines de kilomètres à la ronde, la grande forêt était baignée de cette gangue lumineuse dont une infime partie avait suffi à vaincre un dragon. Le Kör était l’orgueil. Le Kör était la force. Et au cœur de ses plus hautes branches, comme dans une flûte naturelle, le vent soufflait une douce mélopée qui n’attendait que la tempête pour devenir hymne guerrier.

— Je ne l’imaginais pas aussi beau, dit Rowena. Que dit-il ?

— Il dit que tu es son amie, répondit l’enchanteur. Il dit que si tu l’aimes, il t’aimera lui aussi. Je t’apprendrai à comprendre ses paroles. Je t’apprendrai à lui répondre, avec des mots mais aussi avec des caresses, avec des regards. Et je t’apprendrai le langage des autres habitants de la forêt. Tu écouteras les sages discours des chênes, les longs sermons des saules et tu riras des histoires que te conteront les châtaigniers. Je t’apprendrai à les aimer, eux et ceux qui vivent avec eux. Je t’apprendrai à écouter le chant des oiseaux et à chanter à l’unisson. Je t’apprendrai à courir avec les lièvres, à chercher des noisettes en compagnie des écureuils. Tu chevaucheras les daims et tu t’endormiras près du nid des serpents, sans craindre qu’ils t’attaquent. Je t’apprendrai le vent et la pluie. Je t’apprendrai la foudre. Ils seront tes alliés, tes amants et tes frères...

Fascinée, Rowena écoutait le vieillard lui chanter Fuinör, la nuit et le feu.

— Mais je t’apprendrai aussi à dissimuler. Lorsque tu voudras passer inaperçue, tu n’auras pas à chercher un abri, un endroit où te cacher. Il te suffira de le vouloir et tu disparaîtras aux yeux de tous. Comme ça !

Aussitôt Rowena fut seule aux pieds du Kör. Mais les pas de l’enchanteur faisaient toujours craquer les feuilles mortes sur le sol.

— Maître ?

— Je suis toujours là, Rowena, n’aie crainte. Simplement je ne t’autorise pas à me voir. Beaucoup plus tard je t’enseignerai peut-être le moyen de voir ce qui ne désire pas être vu. C’est difficile.

Le vieil homme réapparut devant elle mais il lui sembla qu’il avait changé : les poches sous ses yeux n’étaient plus aussi marquées. Ses cheveux semblaient plus fournis et moins blancs.

— Je t’apprendrai à modifier ton apparence, dit-il, tandis que sa transformation se poursuivait. Si tu le désires, tu pourras rester jeune et belle toute ta vie, chasser les rides de ton visage, empêcher tes cheveux de perdre leur couleur, ta chair de s’affaisser. Et puis, lorsque tu pourras à volonté paraître superbe ou décharnée, je t’apprendrai de plus puissantes métamorphoses. Regarde !

Le beau jeune homme brun qui se tenait alors devant la princesse sembla se ramasser sur lui- même, ses jambes s’atrophièrent, devinrent des serres, ses bras se développèrent en ailes et son visage se modifia, dessinant un bec.

— Un aigle ! s’exclama Rowena.

— Oui, dit le rapace. Un aigle ! Un jour nous volerons ensemble au-dessus des forêts, des montagnes, au-dessus de l’océan...

— Et du pays des fées ?

— Surtout du pays des fées !

L’aigle se brouilla et l’enchanteur fut de nouveau un vieillard.

— N’oublie jamais que les fées sont nos ennemies, Rowena. Nos plus grandes ennemies. Sans elles le monde pourrait changer, il serait déjà changé. Lorsque nous serons prêts, il nous faudra certainement les combattre de front, elles et leurs maîtres...

— Qui sont leurs maîtres ?

— Tu le sauras quand le moment sera venu. N’aie pas la prétention de pouvoir tout comprendre avant de rien savoir et cesse de poser des questions ! C’est en écoutant, en regardant et en imitant que l’on s’instruit.

Rowena baissa les yeux. L’enchanteur était le premier être qu’elle laissait lui parler sur ce ton sans se mettre en colère.

— Que m’enseignerez-vous encore ? demanda-t-elle, avant de rougir violemment. Oh, pardon ! J’ai encore posé une question ; j’ai peur d’être incorrigible.

— Celle-ci, je te l’accorde, dit le vieil homme. Même si je ne suis pas sûr que la réponse te plaise. Je t’apprendrai à développer ton pouvoir de séduction pour en faire une arme ; tous les êtres humains pourront tomber sous ton charme et devenir tes esclaves. Tu les manipuleras, t’insinueras dans leur vie, leurs pensées, dans leurs rêves ; tu les détruiras, même, parfois. Je t’apprendrai à maîtriser les forces qui sont en toi, à les concentrer en une seule sphère de puissance que tu pourras projeter à volonté ; je t’apprendrai à faire jaillir le feu du bois, de la pierre, ou de la chair. Tu comprends ce que je veux te dire, Rowena : je t’apprendrai à tuer !

— Oui, je comprends..., murmura la princesse.

— Et ça ne te fait pas peur ?

— Si, avoua-t-elle. Un peu...

— J’en suis heureux. Si tu avais répondu « non », je t’aurais renvoyée dans la contrée de la folie. Tu ne dois pas prendre ces choses à la légère ; souviens-toi de cela : avant de tuer, assure-toi que tu ne possèdes aucun autre moyen d’arriver au même résultat. Mais lorsque la mort sera inévitable, alors tue vite et sans hésitation, quelle que soit la cible. Tu dois apprendre à ranger les choses selon leur importance. La vie d’un ami a souvent peu de prix, face à l’accomplissement d’une tâche. Pour l’instant l’idée te semble odieuse, n’est-ce pas ?

— Oui... Non ! Je ne sais pas..., balbutia Rowena, incapable de lever la tête pour regarder l’enchanteur.

— Bientôt tu trouveras cela naturel, conclut- il. Souhaite simplement que cela n’arrive pas trop vite !

— J’ai une requête à vous adresser, maître.

— Parle !

— Tant que je le puis encore, j’aimerais rendre une dernière visite aux amis qui m’ont accueillie, dans la contrée de la folie, leur faire mes adieux. Et demain, à l’aurore, je remettrai mon destin entre vos mains.

— Si c’est là ce que tu désires..., dit l’enchanteur.

 

Lorsque Rowena arriva dans la petite clairière, le crépuscule commençait à s’installer. Au-dessus des flammes rôtissait un famélique faisan, qui ne réussirait certes pas à rassasier tous les convives. Comme tous les soirs ils étaient assis en cercle, autour du feu, à l’exception bien sûr de Lynna. La jeune fille à la pâle chevelure mauve ne s’était pas encore débarrassée de ses frayeurs.

Ce fut Halôm qui aperçut le premier la princesse. Il courut vers elle, de toute la vitesse de ses jambes minuscules.

— Bonjour, Madame, dit-il en souriant. Vous nous avez ramené les cavaliers dorés ?

— Non, Halôm, et j’en suis désolée. Mais je ne les ai même pas rencontrés.

Le visage du nain prit une expression malheureuse.

— Vraiment ? J’avais espéré...

— N’ennuie pas la princesse, Halôm ! dit Ghénarys, qui s’était approché.

Il vint s’agenouiller devant Rowena et baissa la tête.

— Mon cœur se réjouit de vous revoir vivante, dit-il. Depuis votre départ, je vis dans la honte de ne pas vous avoir accompagnée pour vous protéger. Je ne mérite pas le titre de chevalier que je porte !

— Vous le méritez plus que quiconque, répondit Rowena. Car au-delà de la préséance, vous avez su choisir de rester là où l’on avait le plus besoin de vous. Cessez de vous faire des reproches et allez en paix !

Laissant un Ghénarys au visage extasié, la princesse s’approcha du feu.

— Je vous apporte un peu de nourriture, dit- elle. J’ai pensé que cela vous ferait plaisir.

Elle posa près de Johel le sac empli des fruits que l’enchanteur lui avait appris à reconnaître et à cueillir sans blesser l’arbre.

— Je ne croyais pas vous revoir un jour, Rowena, dit le vieil homme. Vous êtes décidément quelqu’un d’exceptionnel.

La princesse eut un sourire rapide. Quelqu’un d’exceptionnel ? Oui, sans doute... Mais devait- elle s’en glorifier ?

— Et l’ogre ? demanda Glarth, impatient. Vous avez vu l’ogre ?

— Je l’ai tué. Avec mon épée. Il ne viendra plus jamais vous menacer.

Le jeune homme siffla entre ses dents, un peu méprisant.

— Moi je n’avais eu besoin que d’un couteau, pour tuer mon dragon.

— Mais j’ai aussi rencontré un dragon, Glarth. Et j’en suis venue à bout avec un bâton.

Johel éclata de rire.

— Rowena ! s’exclama-t-il. Si vous n’êtes pas la plus grande menteuse que Fuinör ait jamais portée, je finirai par croire que vous avez des pouvoirs magiques.

Le sourire de la princesse disparut.

— Vous aurez la réponse à cette question, dit-elle. Le seizième jour de la saison des neiges, quand vous ne verrez pas venir l’ogre.

— Mais si l’ogre est mort, nous n’avons plus rien à craindre, dit Korthwo-lui. Et vous allez pouvoir rester avec nous pour toujours.

— Jamais de la vie ! s’exclama Korthwo-elle. Nous étions tranquilles quand vous n’étiez pas là.

L’éternel combat interne allait recommencer mais Rowena les arrêta d’un seul geste.

— Il est inutile de vous quereller. Même si je le désirais, il me serait impossible de rester parmi vous. Je vous quitterai demain matin.

— Vous reviendrez ? demanda Johel.

Rowena eut un geste évasif.

— Je ne sais pas. Je l’espère... Si je le peux, je reviendrai vous voir de temps en temps. De toute façon, je ne vous oublierai jamais tout à fait.

— Nous non plus ! assura le vieil homme. Vous resterez notre princesse. (Il sourit.) La seule que nous ayons jamais connue...

— Pas moi ! dit Glarth.

— Vous serez toujours la bienvenue ici, Rowena, dit Johel, sans se préoccuper de la remarque.

— Merci. Je... je voudrais aussi dire au revoir à Lynna...

— Elle est dans sa hutte.

 

La nuit était tombée. Une obscurité complète régnait dans la petite hutte quand Rowena y pénétra.

— Lynna ? Lynna, tu es là ?

Une main se plaqua vivement sur la bouche de la princesse, la faisant sursauter.

— Tais-toi, murmura Lynna derrière elle. Sinon les autres vont t’entendre. Il ne faut pas qu’ils sachent que tu es avec moi. Ils te tueraient.

Rowena prit la jeune fille par la main et l’entraîna jusqu’à la couche de feuilles séchées où elles s’assirent toutes deux.

— Ils le savent déjà, Lynna, dit-elle sur le même ton. Et je t’assure que personne ne songe à me tuer. Pas plus que toi.

Lynna faisait la moue. Sans doute savait-elle que Rowena disait vrai mais répugnait à admettre une vérité qu’elle avait toujours niée.

— Tu leur as dit que tu allais partir, fit-elle. C’est vrai ?

— Oui. Mais si tu as tout entendu, tu sais aussi que j’ai promis de revenir.

— De temps en temps, dit amèrement Lynna.

— Ecoute ! Je pars demain pour un voyage dont je ne connais ni la durée ni la destination, mais il y a une chose que je te promets : un jour je retournerai au château de mon père, pour y devenir reine. Ce jour-là je viendrai te chercher ici, et je t’emmènerai avec moi.

La jeune fille passa ses bras autour du cou de Rowena et nicha sa tête au creux de son épaule. Quelques larmes avaient roulé sur ses joues.

— A la cour, moi ? Une folle...

— Pourquoi pas ? dit la princesse. J’y serai bien, moi !

— Je t’aime, souffla Lynna. Je n’aurai plus jamais peur de toi...

Rowena sortit de la hutte un peu avant le lever du jour. Lynna dormait toujours. Marchant sur la pointe des pieds, elle traversa la clairière et s’enfonça à nouveau dans la forêt, vers le nord. A quelques pas de là l’attendait une grande silhouette blanche.

— Es-tu prête, Rowena ? demanda L’enchanteur.

— Je le suis, maître ! dit la sorcière.